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BILLET DU JOUR : Recours aux technologies ou respect des droits fondamentaux, le faux dilemme de l’UE

3 avril 2020

Billet d’Ahmed BALADI, Avocat à la cour, Partner chez Gibson Dunn

 

RECOURS AUX TECHNOLOGIES OU RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX,
LE FAUX DILEMME DE L’UNION EUROPEENNE

 

La crise sanitaire exceptionnelle que nous traversons conduit un grand nombre d’entre nous à comparer les méthodes mises en œuvre dans les différentes régions du monde afin de lutter contre l’épidémie de Covid-19, tout en regrettant que certaines d’entre elles ne soient pas suivies dans notre pays ou au sein de l’Union européenne. Parmi ces mesures, la traçabilité numérique qui consiste à collecter des données de géolocalisation à partir des téléphones portables et permettre ainsi de suivre le parcours des utilisateurs mérite une attention particulière.

 

Quelle est l’utilité de la traçabilité numérique ?

La traçabilité numérique remplit deux objectifs principaux : retracer, d’une part, le parcours d’un individu contaminé et ainsi alerter les personnes qui se trouvent à proximité de ce dernier, voire isoler celles qui ont été en contact avec celui-ci, et s’assurer, d’autre part, que les personnes qui se sont vu imposer un confinement respectent bien les directives des autorités évitant ainsi de propager l’infection. Les autorités s’appuient à cette fin sur les opérateurs télécoms qui assurent la transmission des données de géolocalisation collectées à partir des téléphones portables des personnes concernées. Ces opérations ciblées associées à d’autres mesures ont ainsi permis à Singapour et à la Corée du Sud d’éviter un confinement général de leurs populations.

Une certaine déception se fait dès lors ressentir en France et en Europe face au faible recours voire à l’absence d’utilisation de ces solutions innovantes renvoyant ainsi chacun au même constat : cette bataille contre l’épidémie est malheureusement menée avec des moyens d’une autre ère.

 

Pourquoi n’avons-nous pas recours à une telle technologie en Europe ?

Plusieurs raisons peuvent être invoquées parmi lesquelles le cadre réglementaire européen qui constitue a priori un obstacle.

En effet, le traitement de données nécessaires à la traçabilité numérique est strictement encadré par le Règlement Général de la Protection des Données (le fameux RGPD) adopté le 27 avril 2016 et entré en application le 25 mai 2018.

Il serait malhonnête de ne pas reconnaître que le RGPD constitue dans son ensemble un dispositif très efficace de protection des libertés et droits fondamentaux des personnes. Pour autant, si le RGPD remplit sa mission principale, il souffre d’un manque de flexibilité dans son interprétation et son application, en particulier lorsque nous traversons une crise exceptionnelle qui exige des réponses immédiates et adaptées à la situation.

Nous ne pouvons que regretter qu’aucune autorité de contrôle des données personnelles n’ait émis un avis ouvrant la voie à la traçabilité numérique individuelle dans sa version la plus efficace. Certes le Comité Européen de Protection des Données (CEPD) dans un avis datant du 19 mars 2020 a indiqué que le RGPD n’empêchait pas les Etats membres de prendre des mesures afin de lutter contre l’épidémie de Covid-19 tout en les invitant à collecter les données de géolocalisation sur une base anonyme et de manière agrégée.

 

Comment pouvons-nous agir tout en respectant les principes applicables au sein de l’UE ?

Sur le plan strictement juridique, nous disposons d’arguments solides permettant de lever les obstacles à la mise en œuvre rapide et efficace d’une mesure de traçabilité numérique.

Certes, cette méthode consisterait à collecter des données de santé (individu testé positif au Covid-19) ainsi que des données de géolocalisation (parcours de la personne malade et des personnes au contact de cette dernière ou confinées). Néanmoins, nous pourrions nous fonder sur certaines dispositions du RGPD pour autoriser une telle collecte.

Citons par exemple l’article 9.2(i) du règlement permettant la collecte de données de santé lorsqu’elle est « nécessaire pour des motifs d’intérêt public dans le domaine de la santé publique, tels que la protection contre les menaces transfrontalières graves pesant sur la santé ». En ce qui concerne les données de géolocalisation collectées à partir des téléphones portables, nous pourrions avoir recours aux dispositions de la Directive vie privée et communications électroniques du 12 juillet 2002 permettant aux Etats membres d’adopter des mesures législatives autorisant de telles collectes à des fins de sécurité publique comme le reconnait d’ailleurs le CEPD.

En conclusion, la mise en œuvre de la traçabilité parait tout à fait envisageable en Europe si cette mesure est accompagnée d’un certain nombre de précautions parmi lesquelles, la transparence, l’accès limité à de telles données aux seules autorités de santé, une limitation dans le temps (période de déconfinement) et surtout des garanties de sécurité des données les protégeant contre toute accès non autorisé ou perte.

 

Espérons que de tels moyens seront déployés rapidement afin de démontrer que l’Union européenne est capable d’avoir recours à de telles technologies à la hauteur du défi qui lui est lancé par cette épidémie sans pour autant renoncer à ses valeurs et principes fondamentaux.

 

Ahmed BALADI
Avocat à la cour, Partner chez Gibson Dunn

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